Le travail: forcément une source de souffrance ?

« Savez-vous que le mot travail vient d’un terme latin tripalium qui désigne un instrument de torture à trois pieux capable d’infliger aux esclaves rebelles le plus atroce et le plus lent des supplices ? » [1]

Cette citation, issue de l’ouvrage Platon La Gaffe : Survivre au travail avec les philosophes, permet de bien saisir la croyance qui domine en matière de conception du travail. Cette conception est d’ailleurs mise en avant dès la classe de terminale avec la référence à l’étymologie du mot travail dans les cours de philosophie.

Les propos tenus par Idriss Aberkane, l’auteur du livre Libérer votre cerveau [2], dans une interview illustre bien cela. Il tient en effet les propos suivants:

« J’adore ce que je fais. Et ça c’est un sujet qui créé une dissonance cognitive essentielle parce qu’il y a plein de gens dans ce monde, et ça c’est le sujet de mon travail et de mes conférences, qui pensent que si tu ne souffres pas, si tu n’es pas en train de te faire des milkshakes au prozac tous les matins, tu ne peux pas être productif. Tu as des gens qui ont un logiciel qui tourne au fond de leur tête qui est que la méritocratie en fait, c’est la souffrançocratie. Et que si tu n’es pas vraiment dépressif, tu ne peux pas travailler » [3]

Pour illustrer le poids de cette croyance, différents exemples peuvent être donnés. Ainsi, tout d’abord, l’interview d’un avocat d’un grand cabinet d’affaires anglo-saxon peut être mentionnée. Ce dernier, en une heure et demie d’interview, décrit son parcours professionnel comme un enchainement de périodes où chacune d’elles est plus difficile que la précédente et où la souffrance occupe une place très importante. Ainsi, en plus de préciser qu’il se retrouve totalement dans la formule de Jean Monnet -« rien n’a jamais été facile dans ma vie »- il dit notamment : 

« Le monde économique m’intéresse beaucoup et à partir du moment où on a cette passion-là, le goût de la mission, on se sent investi d’une mission, oui, on est prêt à accepter des souffrances équivalentes à celles des métiers que j’ai cités. Que ce soit l’avocat pénaliste qui va voir son client à Fleury-Mérogis, le médecin qui opère tout une nuit ou un soldat qui va se battre sur un front à l’étranger. » [4]

Autre illustration de l’importance de cette croyance, ce sont les propos tenus par un Pierre Chevelle, lors d’un épisode de sa chaîne Youtube Changer le monde en 2 heures, à savoir:

« ça me parle beaucoup quand tu dis si j’ai deux jours consécutifs où j’ai vraiment une sale journée, c’est qu’il y a un problème. » Je suis tellement d’accord alors que je suis sûr que pour 99% des gens, c’est juste normal d’avoir des semaines complètes où tu déprimes. » [5]

La domination de cette croyance, croyance qui pourrait être résumée par la formule anglaise « no pain, no gain », pourrait peut-être expliquer une partie des burn out. En effet, s’il est normal de souffrir au travail, et qu’on ignore donc tous les signaux que nous adresse notre corps, comment peut-on se rendre compte que la ligne rouge est franchie ?

Toutefois, cette croyance, en matière de travail, est concurrencée par d’autres. Pour permettre à ces dernières d’émerger, certains critiquent les fondements même de cette croyance dominante, notamment la soi-disant étymologie du mot travail. Ainsi, un journaliste écrit:

« Cette hypothèse permet de conforter l’idée selon laquelle le travail serait, intrinsèquement, une souffrance, voire un supplice. Cette interprétation linguistique est aussi exploitée par certaines organisations qui stigmatisent le travail vu comme une activité rémunératrice mais pénible, pour valoriser les activités qui procurent de la satisfaction et qui, elles, appartiennent à la sphère des loisirs, de l’utilité sociale, etc. Ces raisonnements sur l’histoire des mots sont doublement frauduleux : ils tentent, d’une part, d’essentialiser une dimension de l’organisation sociale, pour mieux discréditer les idées progressistes. D’autre part, ils alimentent une idée reçue sur le langage, selon laquelle les sources anciennes des mots touchent à la « vérité » des choses. Cette dernière idée, dont toute l’histoire de la linguistique démontre qu’elle est fausse, est exprimée dans le mot étymologie lui-même, formé sur le mot grec etumos qui signifie « vrai ». En réalité, rien n’interdit aux sociétés de redéfinir en permanence ce qu’est le travail, et ce que signifie le mot travail. Nier cette double réalité et rapporter tous les discours à une « nature originelle » du travail, prétendument accessible à travers l’étude de l’étymologie, c’est effectuer un véritable « travail » sur la pensée, un travail idéologique, dirigé contre les tentatives de repenser en profondeur la place du travail dans la société. » [6]

Au rang des croyances minoritaires peut être évoquée la croyance selon laquelle il est possible d’avoir un métier que l’on aime. C’est cette dernière que défend Confucius quand il lance l’invitation suivante à ses lecteurs:

« Choisis un travail que tu aimes et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie »

C’est peut-être également celle que défend Antoine de Saint-Exupéry. En tous cas, c’est l’impression qui se dégage des quelques lignes relatives au businessman. Ainsi, à travers les yeux de son héros, dans le chapitre XIII du Petit Prince[7], transparaît le caractère à la fois insensé et laborieux de l’activité de l’homme d’affaires.

Et si la croyance selon laquelle le travail est synonyme de souffrance expliquait en partie les difficultés de certains à accéder à un métier qui soit source d’épanouissement ? 

[1] Pépin, Charles. Platon La Gaffe : Survivre au travail avec les philosophes. Dargaud. 2013.
[2] Aberkane, Idriss. Libérez votre cerveau. Traité de neurosagesse pour changer l’école et la société. Robert Laffont. 2016.
[3] Aberkane, Idriss. Vidéo Idriss Aberkane sans filtre. Thinkerview. 2018. 1′ à 1’30”. Accessible sur https://www.youtube.com/watch?v=NrQ0dSusGrQ
[4] Fleur d’avocat. Episode #14 – Paul Lignères: « What’s in it for me ? ». 2019. Accessible sur http://www.fleurdavocat.fr/2019/01/31/14-paul-lignieres-whats-in-it-for-me/
[5] CREER son METIER de REVE | Ticket for Change, Matthieu Dardaillon. 2017. 16’30”. Accessible sur https://www.youtube.com/watch?v=6ruCKDZ2baA
[6] https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail [Consulté le 3 février 2019].
[7] Saint-Exupéry, Antoine. le Petit Prince. 1943.